Le jeu vidéo est le futur du travail 19.03.10 | 16:50 | LEMONDE.FR Rémi Sussan
Le jeu en ligne World of Warcraft. Activision-Blizzard
Dans son roman de 1959, Le temps désarticulé, l’auteur de science-fiction Philip K. Dick nous entraîne dans une petite ville américaine des plus typiques. Dans cette bourgade, vit un homme connu pour ses capacités à gagner constamment au concours « Où se trouvera le petit homme vert demain ? » publié régulièrement dans le journal local, ce qui lui permet de gagner sa vie sans trop se fatiguer. Mais comme souvent chez Dick tout cela n’est que simulacre. On ne se trouve pas dans les années 50, mais dans un futur lointain, où la Terre est en guerre contre ses colons lunaires indépendantistes. Quant à notre champion, en croyant s’amuser à résoudre des énigmes futiles, il indique à son insu les prochaines cibles attaquées par les colons, une tâche pour laquelle il possède un don réel, mais qu’il rechigne à accomplir « consciemment »… Le monde de l’entreprise de demain ressemblera-t-il au Temps désarticulé ? Travaillerons-nous à des objectifs sérieux sans nous en rendre compte, en nous livrant à des jeux amusants et séduisants ? Pour bon nombre de chercheurs du domaine ludique, cela ne fait aucun doute : le jeu est l’avenir du travail. Comme l’affirmait d’ailleurs récemment le patron de Google, Eric Schmidt : « Tout dans le futur va se mettre à ressembler à un jeu multijoueurs. Si j’avais 15 ans, c’est à ça que je me consacrerais aujourd’hui. » Réalité ? Rumeur ? La conviction que des jeux comme World of Warcraft (WoW) préparent efficacement au leadership est des plus répandues. Pour s’en assurer, IBM confiait en 2007 une étude (.pdf) sur le sujet à Byron Reeves, professeur de communication à l’université de Stanford, et Thomas Malone, professeur au MIT et auteur du livre Future of work (L’avenir du travail). Première constatation, trois joueurs sur quatre, dit le rapport, sont convaincus que leur pratique de WoW est susceptible d’améliorer leur leadership dans leur vie professionnelle. Évidemment, ça ne prouve rien, mais dans des domaines aussi subjectifs que le management, y croire, c’est déjà en augmenter l’efficacité… Pour effectuer leur enquête, Reeves et son équipe se sont appuyés sur la théorie du « modèle de Sloan » qui cherche à énumérer les qualités d’un leader. Le modèle de Sloan tire son nom de l’endroit où il a été élaboré, le MIT Sloan, une prestigieuse école de management de Boston créée en 1931 par Alfred Sloan, patron de General Motors. Selon les concepteurs de ce modèle, le leader se doit de posséder quatre qualités fondamentales : l’invention (Inventing), qui permet d’élaborer des nouvelles formes d’organisation et de collaboration ; la vision (Visioning), pour envisager de grands projets à long terme ; la capacité de communication (Relating) pour gérer une équipe ; et enfin celle de « Faire Sens » (Sensemaking) pour comprendre le contexte de ses actions et les inscrire dans une stratégie globale. Selon le rapport le leadership est quelque chose qui apparait spontanément dans les MMO, et concerne souvent des gens qui, dans le monde réel, n’ont pas spécialement vocation à exercer une position sociale dominante. Autrement dit, l’occasion fait le larron : « Le leadership apparait rapidement dans le jeu en ligne, et est souvent assumé par des joueurs en général plutôt réservés, qui sont eux-mêmes surpris par leurs capacités ». Mais le leadership dans le jeu n’est pas le même que celui privilégié traditionnellement dans les entreprises : « Une conviction non dite chez les spécialistes des techniques de management consiste à penser qu’une fois qu’un leader fort a été identifié, il faut alors installer cette personne à un poste directorial, où elle sera promue selon ses performances, se voyant offerte avec le temps de plus en plus de responsabilités (…). Mais bien sûr, cette stratégie organisationnelle a déjà été largement critiquée dans le passé, car, ainsi que le précise le principe de Peter, c’est surtout un bon moyen pour élever un employé jusqu’à son niveau d’incompétence ». Au contraire de la lente stratification générée par de telles méthodes, dans les jeux en lignes, « les rôles de leaders sont éphémères, peuvent durer 10 minutes, 10 jours, voire des mois. On considère le leadership comme un travail à assumer en vue d’aboutir à la réalisation d’une certaine tâche, et non comme une identité qui est assignée pour toujours au joueur ». Dans le jeu, les leaders « comprennent que demain, il pourront devenir des suiveurs ». Pour les auteurs du rapport, cette nouvelle forme de leadership est liée, selon le modèle de Sloan, à la capacité d’invention (Inventing). Mais WoW permet aussi de repérer ceux qui sont capables de fournir à une équipe des buts à plus long terme. Ils sont doués de la capacité de vision (Visioning) qui donne au leader la possibilité d’envisager de grands desseins, d’entrevoir de nouvelles perspectives. Ce qui permet d’envisager la question dans l’autre sens ? Si plutôt que d’adapter le leadersphip de l’entreprise au monde des jeux on adaptait le leadership du monde des jeux à l’entreprise ? Pourrait-on imaginer que ce leadership « tournant », « spontané », soit réellement possible dans les entreprises telles qu’on les connait aujourd’hui ? Par exemple, comme le précise le rapport : « Il ne s’agit pas juste de promouvoir les leaders les plus flexibles, mais d’avoir l’option de faire permuter les leaders selon la tâche, le délai, et les talents des différents membres de l’équipe. » Mais qui « permutera » ces leaders ? D’autres leaders « provisoires » ? Jusqu’où ? Jusque… « en haut » ? Une telle structure semble annoncer les « démocraties économiques » imaginées par Bruce Sterling dans son roman les Mailles du réseau : des espèces de conglomérats multinationaux autogérés dont la hiérarchie se détermine de bas en haut… Mais de telles structures n’existent pas aujourd’hui, et on ne voit pas comment saupoudrer les actuelles structures économiques volontiers pyramidales avec un peu de fluidité venue des mondes virtuels sans créer, à terme, un véritable conflit idéologique sur la nature même de l’entreprise et de l’activité économique. Une autre caractéristique de jeux en ligne à placer aussi sous le signe de l’invention, d’après le rapport IBM est celle de l’intégration de la prise de risque. « La structure des jeux est ainsi faite que l’échec est accepté comme le prix nécessaire à la conduite des affaires, plutôt qu’une tache noire permanente sur le CV ou l’annonce de l’échec d’une carrière. » Les auteurs tentent de répondre à l’objection qu’on ne manquera pas de leur faire : « Certes, ce n’est qu’un jeu. Et le plus souvent, il n’y a pas de véritable argent (et encore moins des vies) mis en jeu. Mais croire qu’il n’y a rien de risqué serait une erreur. De nombreux jeux réservent de sévères pénalités en cas d’échec (…). Il n’y pas de millions de dollars investis dans chaque raid, mais essayez de convaincre un hardcore gamer que l’échec ne compte pas »… Ici aussi on peut rester un peu sceptique. C’est vrai, le jeu est vécu très sérieusement par ceux qui le pratiquent (et d’ailleurs, dans les sports extrêmes, des vies sont réellement en jeu !). Mais le « sérieux » du joueur est-il psychologiquement comparable au « sérieux » du professionnel ? Il ne s’agit pas de dire que jouer a moins d’importance que travailler, mais il est fort possible que l’investissement placé dans les deux activités, même s’il est d’une intensité comparable, ne soit pas de même nature… Une fois de plus, on échappe difficilement à la problématique du « cercle magique ». Le monde du jeu et celui du travail sont-ils vraiment comparables ? LE LEADERSHIP « MULTIMÉDIA » Un autre aspect intéressant, plus technique, de WoW dont on pourrait tirer des leçons est l’aspect « multimédia » du leadership moderne. « Chaque média sert un but spécifique. Par exemple, quand des changements de communication dans le système affectent l’ensemble de l’organisation, un courrier sur le forum s’avère le procédé le plus approprié. Lorsqu’on se trouve face à un conflit de personnalités entre joueurs, on préfèrera y consacrer un tchat. Lorsqu’il s’agit de mener un raid, la VoIP peut s’avérer nécessaire. Lors de raids ou de missions complexes ou difficiles, un leader pourra simultanément recourir au broadcast (VoIP), au narrowcast (messagerie instantanée en groupe) ou au microcast (messagerie instantanée) afin d’amener le groupe à accomplir ses objectifs. Plus un leader dispose de méthodes de communication, plus il lui est possible de diriger avec efficacité. » Cette capacité d’organiser différents niveaux de communication est rapprochée par le rapport de la qualité de mettre en relation (Relating), propre au bon leader, toujours capable de jouer les médiateurs et gérer les relations au sein d’une équipe. Un autre aspect du jeu online s’avère peut-être le plus important : celui des « systèmes incitatifs » qui encouragent les joueurs à prendre des risques. Dans un jeu en ligne, la plupart du temps tout est transparent : les compétences de chacun sont connues de tous, on sait exactement où on se situe dans la hiérarchie du jeu, comment on peut progresser et ce qu’on est susceptible de perdre. Cela permet aux apprentis leaders de développer leurs talents avec plus de facilité. On pourrait être tenté de rapprocher ces systèmes incitatifs du mécanisme de la distribution de dopamine dans les jeux évoqué par Stephen Berlin Johnson : la présence de micro-récompenses immédiates ne serait-ce que par le gain de points ou de monnaie virtuelle, suffit à accrocher le joueur. Pour les auteurs du rapport, cette capacité de transparence des informations est à rapprocher de la capacité de « faire sens » (Sensemaking), de saisir le contexte dans lequel se déroule une opération. Certains envisagent une refonte complète de la conception du travail dans l’entreprise en prenant modèle sur les enseignements du jeu. Byron Reeves le même qui a dirigé la rédaction du rapport sur WoW pour IBM exprime cette théorie dans son livre Total Engagement, écrit en collaboration avec l’entrepreneur Leighton Read. Pour ces deux essayistes, le jeu va cesser d’être utilisé en entreprise uniquement à des fins de formation ou d’évaluation : c’est le lieu de travail lui-même qui doit devenir une plateforme ludique. « Nous pensons que les gens effectueront bientôt leur travail depuis l’intérieur d’un jeu… » Pour Reeves et Read, le jeu permettrait en premier lieu une refonte de la hiérarchie des entreprises. En permettant un engagement total des employés, il deviendrait moins nécessaire de les placer sous la surveillance de leurs patrons ou d’intermédiaires. Le jeu offre en effet une séduction qui pousserait les gens à travailler par eux-mêmes. Un exemple connu de l’usage du jeu au sein de l’entreprise est celui de 42Projects, un groupe au sein de Microsoft qui a organisé la chasse au bugs de manière ludique. Les méthodes du groupe sont expliquées dans un article, Theory Y meets generation Y (.pdf), où l’on affirme : « comme exemple de jeu accroissant la productivité dans le développement logiciel, les membres de l’équipe étaient encouragés à essayer des fonctions de sécurité et à décrire leur expérience ou à chercher des problèmes dans d’autres domaines. Comme cela ne faisait pas partie de leur travail quotidien, ils ne se portaient pas volontaires pour le faire (…). Mais si on construit un jeu autour de cette activité, si chaque joueur reçoit des points et s’il existe un tableau où sont affichés les classements, le volontarisme et la participation explosent. Des jeux construits autour d’objectifs dans ce genre ont abouti à une augmentation de 400% de la participation à certaines activités ». D’accord. Mais les « joueurs » de 42Projects sont hyperdiplômés, très bien payés, passionnés par leur travail. On connait les programmeurs ! Ils développent toutes la journée, et lorsqu’ils rentrent chez eux, ils développent autre chose pour leurs loisirs ! Il n’est donc pas surprenant que dans ce contexte, le jeu, déjà intégré à la culture high-tech, se montre particulièrement efficace. Mais pour Reeves et Read, aucune raison de penser que le jeu se cantonnera à des techniciens de haut vol, ou à de jeunes cadres soucieux d’exercer leur leadership. En fait, le jeu pourrait bénéficier à tous ceux qui font des travaux ennuyeux, répétitifs. Ils imaginent ainsi le futur d’une employée type d’un centre d’appel, qu’ils nomment « Jennifer » : dans ce futur proche, Jennifer travaille ans un monde 3D à l’aide d’un avatar personnalisé, mais le changement opéré n’est pas d’ordre exclusivement cosmétique. Comme dans un jeu en ligne, elle est capable de voir d’un coup d’oeil, sa progression et celle des membres de son équipe, sous la forme de points ou de monnaie virtuelle, ainsi que les divers échanges et rapports sociaux matérialisés par les fenêtres de tchat, les forums… Cela lui permet d’avoir une vision claire de son rôle : la plupart du temps et surtout dans ce type de travail, les objectifs ne sont pas clairs, l’évaluation se fait selon des critères obscurs et plutôt rarement, par des tiers. Ici, on peut mesurer tout de suite ses progrès et s’évaluer soi-même en temps réel. C’est ce que le rapport IBM nommait les « systèmes incitatifs ». En fait, plus que l’aspect amusant ou graphiquement riche des jeux, c’est cette transparence, cette clarté des règles et des résultats qui feraient l’avantage du monde des jeux sur celui du travail, souvent dominé par l’opacité des objectifs, et la confusion des processus organisationnels. A la lecture des propos enthousiastes de Reeves et Read, on ne peut que se demander si le véritable univers d’Heroic Fantasy dans cette histoire n’est pas finalement celui dans lequel les entrepreneurs d’aujourd’hui se rêvent : un monde où les standardistes travaillent avec enthousiasme pour un but qui les dépasse et dans lequel le « leader éclairé », activant avec sagesse ses sorts d’Invention, de Vision, de Mise en relation et de Signification, ressemble bien plus à un paladin de niveau 80 qu’à un patron de PME … Les techniques utilisées par 42projects et Byron Reeves peuvent être vécues comme une tentative d’ériger les paradis artificiels offerts par le jeu en « nouvel opium du peuple ». A se demander, si, le but final de ces opérations de séduction n’est pas de pousser les gens (et notamment toutes les « Jennifer » du monde entier) à travailler beaucoup plus… sans gagner plus. D’un autre côté, puisqu’il faut bien bosser, ne vaut-il pas mieux être employé dans un Royaume Enchanté où l’on redirige les clients tout en cassant du troll plutôt que se retrouver coincé dans un bureau tristounet avec une plante en pot à moitié morte, un supérieur hystérique et des collègues dépressifs ? Au final, avec ses idées de décentralisation, d’allègement de la hiérarchie, d’autonomie des salariés et de transparence des règles, cette vision de l’entreprise représente peut-être tout de même un petit progrès, malgré ses côtés manifestement illusoires. Alors, exploitation, ou libération ? Sans doute la réalité est-elle plus complexe. Peut être tout cela est-il le signe que le jeu, devenant un média aussi important que le livre ou le cinéma et se retrouve aujourd’hui tout à la fois arme principale et champ de bataille privilégié des futurs conflits idéologiques, économiques et politiques.